BULLETIN D’ANTHROPOLOGIE THÉOLOGIQUE (104/4 – 2016)

octobre-décembre 2016 - tome 104/4

THEMES : , , , , , , , , , ,
Diminuer la taille Augmenter la taille

lecuit-j-bpar Jean-Baptiste Lecuit
Université catholique de Lille – Faculté de théologie

 

Le premier bulletin d’anthropologie théologique s’était ouvert par une présentation de la discipline et de ses subdivisions, suivie d’une recension spécialement approfondie de la Theologische Anthropologie de Thomas Pröpper (2011). Il s’était conclu par un questionnement sur la future réception de cette œuvre monumentale. Puisque plusieurs ouvrages recensés dans ce second bulletin y contribuent, le lecteur est invité à se reporter à ladite recension (RSR 101/2 [2013]) et à l’article sur « Grâce et liberté » (RSR 102/1 [2014]) dans lequel elle a été complétée.

Dans les pages qui suivent, il sera fait plusieurs fois référence à l’ontologie structurale que, sous autant de variantes, trois philosophes ont élaborée dans les dernières décennies, en opposition déclarée à l’ontologie classique de la substance. Ces réflexions, quoique pénétrantes, créatives et particulièrement propices au renouvellement de la pensée métaphysique en théologie, sont peu connues en France. En voici donc une évocation synthétique. Elles furent proposées successivement par le grand philosophe espagnol Xavier Zubiri (Sobre el hombre, 1986 [trad. : L’homme, sa réalité et ses structures et L’homme sa genèse et sa durée, 2011] ; Estructura dinámica de la realidad, 1989 [Structure dynamique de la réalité, 2008]), par le philosophe allemand Heinrich Rombach (Strukturongologie, 1971 ; Strukturanthropologie¸1987 ; Der Ursprung, 1994) et par son compatriote Lorenz B. Puntel, malheureusement aussi ignoré en France qu’il est mondialement reconnu (Struktur und Sein, 2006 [Structure and Being, 2008] ; La philosophie comme discours systématique, 2015). Quoique ces auteurs aient travaillé parallèlement, sans se référer les uns aux autres, et malgré de notables différences d’approche, ils ont en commun, outre leur solide formation théologique, de rejeter l’ontologie de la substance héritée d’Aristote, au profit de la thèse selon laquelle les êtres sont à concevoir comme des structures. À l’ontologie substantialiste, ils reprochent notamment son peu d’aptitude à rendre compte du changement, et l’indétermination que comporte la substance considérée indépendamment de ses accidents (Zubiri, Structure dynamique…, 31s ; Rombach, Der Urspung, 36 ; Puntel, La philosophie…, 110s). L’ontologie structurale est également beaucoup mieux compatible avec les données de la physique et de la biologie. Pour Zubiri, la réalité est composée de structures donc chacune est une unité dynamique de « notes » (physico-chimiques ou psychiques, par exemple) renvoyant les unes et autres et organisées de façon plus ou moins complexe (L’homme, sa réalité…, 33s). Selon Rombach, la structure, à la différence de la substance ou du système, désigne l’être intrinsèquement relationnel, dont le type même est l’être humain et, du point de vue théologique, la Trinité. La structure est la « texture de moments particuliers qui ne peuvent être efficaces qu’ensemble et comme un tout » (Der Ursprung, 44). Elle diffère de la substance par sa relationalité interne et constitutive. Elle est plus que la somme des éléments, de ses moments, lesquels sont déterminés par leur appartenance à la structure. Elle n’est pas statique, mais dynamique. Elle est en advenant, par autogenèse, impliquant subjectivité, liberté, responsabilité. L’homme n’est pas simplement en relation, structuré par ses relations avec l’entourage, il est en lui-même, comme tout vivant, mais d’une manière spécifique, structure de relations dans une dynamique d’auto-organisation. Avec Puntel, c’est « le concept d’une configuration de structures premières ontologiques simples et/ou complexes, qui prend la place de la substance (La philosophie comme discours systématique, 127). Les « faits premiers » (Primärtatsachen) les plus élémentaires entrant dans la configuration des structures complexes sont eux-mêmes structurés, dans la mesure où ils sont déterminés et constitués comme réseaux de relations et de fonctions (Struktur und Sein, 280). Si les théologiens Juan L. Ruiz de la Peña et surtout Alexandre Ganoczy se sont déjà référés à de telles ontologies structurales (celles de Zubiri et de Rombach, respectivement), la pensée de Puntel reste à ma connaissance inexploitée en théologie. Beaucoup reste donc à faire pour penser théologiquement l’être humain avec les outils d’une ontologie structurale, qui représente une excellente alternative à la théorie hylémorphique lorsqu’il s’agit d’éviter le Charybde du matérialisme et le Scylla du dualisme de l’âme et du corps. Signalons que, sans se référer à aucun de ces trois philosophes, Jürgen Moltmann (suivi en cela par Remenyi, cf. infra n° 12), a déjà fait un essai en ce sens. Reliant la structure (ou « forme », Gestalt) humaine, pensée comme totalité irréductible à la somme de ses parties, à la structure périchorétique du Dieu Trinité (Dieu dans la création, 330), il affirme que « la structure (Gestalt) humaine, dans laquelle le corps et l’âme ont trouvé un accord, est une structure (Gestalt) imprégnée par l’Esprit créateur : l’homme est une structure spirituelle (Geist-Gestalt) » (Ibid., 334s).

Aux ouvrages qui vont maintenant être présentés, il faut ajouter celui qu’Emmanuel Durand vient de publier (L’être humain, divin appel. Anthropologie et création, Cogitatio Fidei, 2016, Cerf, Paris, 259 p.), alors que le présent bulletin était déjà sous presse. C’est seulement dans le prochain que pourra être recensé ce bel essai consacré à la singularité humaine en relations, à la lumière de la création pensée comme prédilection universalisée et appel singularisant.

I. Ouvrages généraux (1-3)
II. Anthropologie théologique fondamentale (4-5)
III. Grâce (6-11)
IV. Eschatologie (12-17)

I. Ouvrages généraux

1. Brito Emilio, Sur l’homme. Une traversée de la question anthropologique, BETL 271 A-B, Peeters, Leuven/Paris/Bristol, 2015, 2045 p.
2. Sesboüé Bernard, L’homme, merveille de Dieu. Essai d’anthropologie christologique, Salvator, Paris, 2015, 367 p.
3. Farris Joshua R., Taliaferro Charles (Éds.), The Ashgate Research Companion to Theological Anthropology, Ashgate, Farnham Burlington, 2015, 384 p.

II. Anthropologie théologique fondamentale

4. Maldamé Jean-Michel, L’atome, le singe et le cannibale. Enquête théologique sur les origines, éd. du Cerf, Paris, 2014, 305 p.
5. Feld Helmut, Das Ende des Seelenglaubens. Vom antiken Orient bis zur Spätmoderne, Lit Verlag, Berlin, 2013, 983 p.

III. Grâce

6. Karfíková Lenka (Éd.), Gnadenlehre. In Schrift und Patristik, « Handbuch der Dogmengeschichte » III/5a (1), Herder, Freiburg im Br., 2016, 683 p.
7. Icard Simon, Le mystère théandrique. Action de Dieu, action de l’homme dans l’oeuvre du salut, Honoré Champion, Paris, 2014, 106 p.
8. Werbick Jürgen, Gnade, Ferdinand Schöning, Paderborn, 2013, 175 p.
9. Hoffmann Veronika, Skizzen zu einer Theologie der Gabe. Rechtfertigung – Opfer – Eucharistie – Gottes- und Nächstenliebe, Herder, Freiburg im Br., 2013, 583 p.
10. Timpe Kevin, Free Will in Philosophical Theology, New-York/London, 2014, 177 p.
11. Bruder Benedikt, Versprochene Freiheit. Der Freiheitsbegriff der theologischen Anthropologie in interdisziplinärem Kontext, « Theologische Bibliothek Töpelmann », 159, De Gruyter, Berlin/Boston, 2013, 501 p.

IV. Eschatologie

12. Remenyi Matthias, Auferstehung denken. Anwege, Grenzen und Modelle personaleschatologischer Theoriebildung, Herder, Freiburg im Br., 2016, 797 p.
13. Swa rat Uwe, Söding Thomas (Éds.), Gemeinsame Hoffnung über den Tod hinaus. Eschatologie im ökumenischen Gespräch, « Quaestiones Disputatae » 257, Herder, Freiburg im Br., 2013, 294 p.
14. Kläden Tobias (Éd.), Worauf es letztlich ankommt. Interdisziplinäre Zugänge zur Eschatologie, « Quaestiones Disputatae » 265, Herder, Freiburg im Br., 2014, 320 p.
15. Kasper Walter, Augustin George (Éds.), Hoffnung auf das ewige Leben. Kraft zum Handeln heute, Herder, Freiburg im Br., 2015, 221 p.
16. Lachner Raimund, Schmelter Denis (Éds.), Nahtoderfahrungen. Eine Herausforderung für Theologie und Naturwissenschaft, Lit Verlag, Berlin, 2013, 178 p.
17. Cuchet Guillaume (dir.), Le purgatoire. Fortune historique et historiographique d’un dogme, Éditions EHESS, Paris, 2012, 332 p.

***

Dans les ouvrages d’anthropologie théologique parus ces trois dernières années, deux questions font l’objet d’une attention particulière : celles de la liberté et de la constitution ontologique de l’être humain. Elles sont au cœur des débats dans la philosophie analytique, de plus en plus présente dans la théologie de langue allemande. En ce qui concerne la liberté, il se confirme que l’approche de Pröpper constitue une référence importante. Sa critique du caractère infaillible de la prédestination selon Augustin s’inscrit dans une tendance générale. Mais tant le virtue libertarianism défendu par Timpe que les approches de Werbick, Hoffmann ou Remenyi invitent (avec Augustin, mais contre son prédestinatianisme) à considérer la liberté pleinement accomplie comme le pouvoir de s’attacher indéfectiblement à Dieu, plutôt que comme le fait de toujours jouir d’une possibilité alternative (Pröpper, Menke). En ce qui concerne la constitution ontologique de l’être humain, Brito, Remenyi ou Schärtl valorisent la voie médiane entre matérialisme et dualisme qu’est l’hylémorphisme thomasien, tout en proposant certains aménagements ou reformulations de celui-ci. Ils laissent dans l’ombre la question de savoir si l’âme n’est que l’organisation de la matière, ou comporte une « part » purement spirituelle (Thomas d’Aquin), et n’exploitent malheureusement pas les travaux très créatifs et éclairants de Rombach (repris par Ganoczy), Zubiri ou Puntel proposant une ontologie de la structure plutôt que de la substance (cf. l’introduction de ce Bulletin). La reprise par Remenyi du concept de Gestalt, déjà utilisé par Moltmann (et rendu par « structure » dans les traductions françaises) va toutefois dans ce sens. En ce qui concerne ces deux thèmes de la liberté et des rapports âme-corps, la confrontation avec les neurosciences (cf. Hasker, Bruder, Hoppe) est plus que jamais à l’ordre du jour. Pour le moment le transhumanisme reste très peu évoqué.

> Retrouver le Bulletin dans son intégralité

Vous souhaitez lire l'article dans son intégralité