Éditorial (103/2)

Revisiter les origines chrétiennes (Suite) : l’apostolicité

par Christoph THEOBALD

Avril-juin 2015 - tome 103/2

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Après avoir traité des « prophètes postérieurs » et de la composition de l’Ancien Testament, les RSR poursuivent leur exploration aux limites de l’histoire et de la théologie en abordant à nouveau les origines chrétiennes.
Comme l’éditorial du dernier numéro de 2013 l’annonçait, un premier numéro de ce dossier avait pour but d’établir un status quaestionis, principalement historique, réservant à un second numéro la tâche d’expliciter les questions qu’une recherche historique renouvelée pose à une « théologie des origines chrétiennes ». S’il est encore trop tôt pour élaborer une telle théologie, il est au moins possible d’en énumérer quelques points cardinaux et de prendre acte des « reconsidérations », voire des « corrections », également oecuméniques, de certains schèmes directeurs classiques (y compris du concile Vatican II). Il y a là nécessité du fait de l’état actuel de la recherche.
Dans la théologie et l’apologétique modernes, les conflits entre recherche historique et théologie fondamentale se sont cristallisés autour du concept d’« apostolicité ». Pareil concept intervient sur trois niveaux : (1) dans la détermination de la Révélation et sa transmission, (2) comme critère principal de la véritable Église du Christ, et (3) dans le questionnement sur le ministère apostolique et sa succession.
Quant à la détermination de l’espace historique de la Révélation chrétienne, l’opposition à une recherche historique (émancipée de l’Église) a atteint son sommet critique avec la crise moderniste, par le Décret Lamentabili (1907). Ce Décret, en stipulant que « la Révélation qui constitue l’objet de la foi catholique fut achevée avec les apôtres » (DzH 3421), explicitait le versant historique de la notion classique de « ius divinum ».
Pour ce qui est de la véritable Église, l’apostolicité était donc garante de son contact direct avec le Christ qui l’a personnellement fondée en transmettant sa propre autorité de Pasteur à Pierre et à ses apôtres, lesquels l’exercent par la Parole et les sacrements.
Quant à la compréhension même du ministère, cette transmission avait un caractère « juridique » (« hiérarchique »), et ce, à l’encontre d’historiens comme Rudolf Sohm, Adolf von Harnack et d’autres, qui relevaient une première phase « démocratique » de l’Église, dans cette Église alors faite d’une pluralité de communautés et fondée sur des ministères de type « charismatique ». Selon le schème romain, le point décisif reliant les trois dimensions du concept d’« apostolicité » était l’irremplaçable unicité du collège apostolique en tant que témoin oculaire du Ressuscité et fondement de l’Église, unicité qui impliquait une distinction essentielle entre « le temps apostolique » et « le temps de l’Église ».
Or, le dossier historique qui vient d’être publié montre à l’évidence l’inadaptation de ce schème d’interprétation théologique par rapport à l’état actuel de la recherche historique : il ne s’agit pas seulement de datation, selon quoi les dernières décennies du deuxième siècle présentaient un nouveau seuil ; il s’agissait plus fondamentalement de la remise en chantier du rapport entre autorité charismatique et autorité institutionnelle, ainsi que de la vision de l’Église conçue comme un ensemble de « réseaux » au sein d’un tissu sociétal à la fois hellénistique et romain, où les communautés juives et chrétiennes étaient en interaction constante. Les historiens peuvent légitimement se désintéresser d’un questionnement théologique d’ordre normatif et prospectif, aussi impossible soit-il de faire une histoire événementielle des trois premiers siècles chrétiens, comme il est difficile de retracer les évolutions institutionnelles et de déterminer l’expansion spatiale de la nouvelle religion. De ce fait, ils se trouvent conduits vers un type d’histoire qui, s’intéressant à « la construction identitaire » du christianisme (RSR 101/4 [2013], p. 549), s’avère finalement
plutôt propice au questionnement proprement théologique. Mais les débats postconciliaires, œcuméniques et autres, qu’il s’agisse du ministère, y compris celui des femmes (Inter insigniores [1976], DzH p. 4590-4597), du « préalable ontologique et chronologique de l’Église universelle par rapport à toute Église particulière » (Communionis notio [1992]), ou des rapports constitutifs entre Jérusalem et Athènes pour l’interprétation de a tradition chrétienne aujourd’hui (Fides et ratio [1998]), tout montre la
difficulté persistante du magistère de l’Église à se confronter aux données historiques.
L’axe de ce second numéro historico-théologique sur les origines chrétiennes sera fourni par le concept d’« apostolicité » (étant réservée au prochain numéro de la Revue la question des rapports entre juifs et chrétiens). Il est clair que l’actuelle recherche historique sur les origines chrétiennes, telle qu’elle avait été présentée dans le premier numéro, ne fonctionne pas sans « précompréhension » (cf. par exemple la notion de « réseau »). À ce propos, l’article de Michel-Yves Perrin avait amorcé le débat en présentant
le schème de Harnack (« Verfallsidee ») dont l’apologétique catholique avait pris le contre-pied (RSR 101/4 [2013], p. 489-497). Dans ce numéro, Mathijs Lamberigts et Karim Schelkens prennent la suite en abordant le traitement nouveau de l’apostolicité par le concile Vatican II, en partant du célèbre article d’Yves Congar sur la question dans le dictionnaire Catholicisme. Les auteurs montrent que cette « note », à forte connotation historique et relative à d’autres caractéristiques fondamentales de l’Église, n’a pas été traitée de manière systématique par le Concile. Une telle “note” a plutôt assuré une fonction pragmatique, à l’instar de la pneumatologie, fonction qui a d’ailleurs fortement évolué pendant les délibérations : dans le débat sur la Révélation, en ecclésiologie fondamentale et, finalement, dans le passage à une ecclésiologie « inclusive », capable d’entrer dans un dialogue œcuménique. Cette ouverture suscite un travail biblique et historique nouveau sur les notions d’ « apôtre » et d’« apostolicité » dans le Nouveau Testament comme chez les Pères de l’Église (jusqu’à Irénée). Régis Burnet met là en relief
l’étonnante diversité des candidats répondant à l’appellation d’« apôtre », et montre l’impossibilité d’identifier les « apôtres » aux Douze et de chercher à tout prix à trouver un « héritage administratif » entre l’époque apostolique et la modernité. Ainsi rend-il évidemment nécessaire de repenser de telles notions au coeur de l’actuelle ecclésiologie œcuménique. Quelle leçon théologique tirer aujourd’hui du rapport entre autorité institutionnelle et autorité charismatique, telle qu’elle apparaît à l’époque considérée ? Quelles sont les « pertes » par rapport à la théologie paulinienne des « charismes », quelles sont les avancées ? Quelle est l’actualité   œcuméniquedu modèle de l’Église « réseau » ?
La figure de l’apôtre, aussi bien que la distinction entre apostolicité de doctrine et apostolicité de ministère, dont l’origine remonterait au IIe siècle (Irénée), montrent que l’autorité dans l’Église fut d’abord une autorité sur le message et sur son interprétation ; elle est par conséquent une autorité sur la communauté issue de ce message. Sur cette base commune, Jean-François Chiron montre comment, dans l’histoire et dans les différentes confessions chrétiennes, des accentuations différentes de ce schème ont suscité des logiques diverses, qu’il s’agisse de l’être de l’Église autant que de la façon d’envisager sa raison d’être.
Quelles sont les répercussions critiques de ces recherches historiques et oecuméniques sur les notions de « révélation » et de « droit divin », reçues et développées au XIXe siècle dans le contexte apologétique que nous connaissons ? Et si de telles notions sont à repenser aujourd’hui, quelle place proprement théologique donner dès lors à la normativité naissante et au droit, tels qu’ils émergent effectivement dans le Nouveau Testament et dans la première patristique ? Les études de Rudolf Sohm, de Hans Dombois et d’Ernst Käsemann, de Karl Rahner et d’Yves Congar ont apporté de premières réponses à ces questions qu’il faut rediscuter aujourd’hui. Dû au signataire de cet éditorial, l’article final se donne cet objectif en esquissant une « théologie oecuménique des origines chrétiennes », susceptible, comme il l’espère, d’accompagner et d’éclairer les débats en cours.

Christoph Theobald