Editorial 91/3 2003

par Pierre GIBERT

juillet-septembre 2003 - tome 91/3

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Il est une histoire que le P. Gaston Fessard, jésuite, aimait à raconter. Il en était, non sans humour, le héros.
Dans les années soixante du XXe siècle, des théologiens et des philosophes s’étaient réunis pour débattre de l’actualité de S. Thomas d’Aquin. Après la brillante conférence d’ouverture d’un thomiste fameux, selon laquelle cette actualité ne posait nulle question, le P. Fessard demanda au conférencier : « Pourriez-vous nous rappeler les dates de S. Thomas ? » Après hésitation, vint l’évidente réponse : né en 1225, mort en 1274… « Du XIIIe siècle donc, fit le P. Fessard. Eh bien alors, parlons du XIIIe siècle ! »
Qu’après ce rappel le P. Fessard s’enfermât dans un certain mutisme devant l’ « oubli » de cette « évidence » importe peu ici. Mais si nous avons rappelé cette anecdote c’est que par delà la discrète ironie des sous-entendus, elle rappelle un débat qui dépasse même l’ « actualité » de S. Thomas : elle dépasse toute affirmation d’actualité dans cette condition qui est la nôtre, celle du temps, de ses contraintes et de ses agressions.
Pourtant, derrière le titre, incontestable nous semble-t-il, de ce dossier consacré à S. Thomas, « Présence de S. Thomas d’Aquin », se profile la question de l’ « actualité » de son œuvre. Car, à part quelques éclipses, notamment celle qui suivit Vatican II et que regrettait Karl Rahner, S. Thomas n’a jamais disparu du champ culturel de l’Occident, a fortiori du champ théologique catholique, ainsi que nous le rappelle Ph. Lécrivain pour la période considérable qui va de la naissance de la modernité, au XVIe, jusqu’au XVIIIe siècle,
Est-il pour autant d’actualité ? Question oiseuse, penseront certains, peu soupçonnables pourtant d’idéologies sous-tendant des scléroses de pensée, tant il est vrai qu’on ne demande pas si la cathédrale de Chartres est ou non d’actualité.
Mais qui nierait qu’entre lui et nous, d’autres perceptions du monde, d’autres représentations, d’autres questions se sont faites jour. Pensons, en particulier, à la philosophie de Descartes qui a mis à mal des instruments de réflexion que S. Thomas n’avait pas hésité à demander au vieil Aristote, dont il ne posait pas la question de l’actualité tant ils lui avaient justement paru pertinents.
En fait, s’il ne s’agit pas de débattre ici de l’actualité de S. Thomas, ce qui ne risquerait guère de faire changer de camp les tenants de positions opposées, il s’agit bien plutôt, en relisant, aussi rapidement que ce soit, le projet d’une œuvre, de revenir, non tant à une incontestable pérennité, qu’à l’actualité de questionnements dont nous vivons encore. Sur la lecture de l’épître aux Romains et la prise en compte du « Je » paulinien, ainsi que l’expose G. Berceville dans un judicieux comparatisme avec Luther, sur l’idée de conscience comme sur tant d’autres questions, Thomas a marqué des seuils dont on ne voit pas au nom de quoi on reviendrait dessus sinon sous peine de dangereuse régression en opposition complète avec le message évangélique dans ce qu’il a précisément de pérenne parce qu’humain tout autant que divin.
C’est ce que rappelait récemment ici même L.-M. Chauvet lorsqu’il écrivait : « Que la démarche de S. Thomas nous paraisse exemplaire ne signifie cependant pas que nous aurions à reproduire sa pensée, éventuellement en la repassant au moulin d’un peu de modernité grâce à une démarche plus ‘existentielle’, ou au recours à quelques concepts venus de la linguistique ou de la psychanalyse, mais qu’elle nous invite à prolonger, dans notre actuelle modernité, la créativité dont a fait preuve son propre geste théologique au XIIIe siècle. Appelons cela être ‘thomasien’ et non ‘thomiste’. » (« Parole et Sacrement », RSR, T. 91/2, 2003/2, p. ).

C’est donc une sorte de bilan pour l’actualité que dresse ce dossier sur une « présence », qui s’ouvre naturellement sur la « Situation actuelle des études thomasiennes ». J.P. Torrell, tout en se limitant, montre l’importance de cette « actualité » de S. Thomas qu’il serait aberrant de considérer soit comme une affaire de mode, soit, pire, comme une affaire de frilosité conservatrice.
C’est dire notre reconnaissance aux collaborateurs de cet ensemble qui, malgré des charges non négligeables, comme l’enseignement ou la direction de revue, ou les deux à la fois, ont accepté avec une disponibilité à la hauteur de leur compétence de lui donner consistance. Qu’au nom de tous nos lecteurs comme en notre nom propre ils soient ici vivement remerciés.

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Indépendamment de ce dossier, mais non sans lien, deux autres articles font ce numéro. Le premier, « Les multiples sens et l’idée de vérité » de Jean Greisch, est une sorte d’écho prolongé au thème du colloque de 2000 des RSR. Qu’en est-il, depuis Héraclite, du « philosopher » ? La chose pourrait sembler oiseuse dans le cadre de notre revue si, après Nietzsche, et dans un langage tout autre, un William James ne nous avait posé, en philosophie de la religion, la question des « variétés de l’expérience religieuse ». Par là même, les RSR sont ici dans la droite ligne de leur projet initial.
Comme elles le sont en proposant l’essai d’un jeune philosophe, Jean-Philippe Pierron, sur « Paul Ricœur et l’éthique du témoignage ». En effet, « le témoignage a retenu de très près l’herméneutique philosophique de Paul Ricœur ». « Se trouvant au croisement du juridique, de l’historique, de l’éthique et du religieux, le témoignage trouve, dans [ses] analyses…, son principe unificateur dans le concept d’identité narrative. » C’est donc dans cette inscription de croisement, que s’impose une telle contribution.

Enfin, il nous faut faire une mention spéciale de l’article du Professeur M. Le Guern, éditeur de Pascal, sur « Le jansénisme : une réalité politique et un enjeu de pouvoirs ».
Certains de nos lecteurs n’ont sûrement pas oublié l’annonce, prudente, que nous avions faite d’un dossier, sinon sur le Jansénisme comme figure historique, du moins sur l’angoisse du salut. Progressivement, la complexité du sujet, les difficultés à mettre en place des principes d’analyses pour l’époque contemporaine, la défection de tel ou tel spécialiste, nous ont manifesté l’impossibilité d’aboutir, alors que le thème garde, à notre sens, toute sa pertinence. Nous ne désespérons pas d’une autre approche dans un avenir pas trop lointain. En attendant, nous devons à la disponibilité et à la patience de M. Le Guern comme à sa compétence de pouvoir publier son excellente étude.

Pierre GIBERT, Rédacteur en chef