Levinas. Phénoménologie et judaïsme

par Guy PETITDEMANGE

avril-juin 1997 - tome 85/2

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La tradition juive imprègne à tel point le discours philosophique de Levinas qu’on a pu le soupçonner d’être une théologie masquée de la transcendance. L’ambiguïté n’est qu’apparente. Son judaïsme est la voix singulière d’un recommencement. Dans sa jeunesse talmudique à Vilna, il a été à l’école d’une si haute pensée de la grandeur excessive de Dieu qu’elle échappe à nos représentations et décourage la philosophie de s’en faire l’interprète. Arrivé en France, s’adonnant avec émerveillement à la phénoménologie, il apprend d’elle que l’esprit n’est rien que liaison au dehors, échange avec le monde et ouverture à autrui. Pour elle, le monde repose fondamentalement sur l’expérience empirique de la rencontre de l’homme, non directement sur la relation à Dieu. Mais dans l’exploration de son domaine propre, celui de l’existence finie, la raison se heurte à des limites – la mort, le visage d’autrui – où surgit une altérité exigeante, qui se refuse aux réductions et aux accaparements dont la transcendance divine est l’objet dans les religions même révélées et qui dénonce les violences infligées aux hommes au nom du divin. Ainsi transformée par son écoute de l’illimité, la raison phénoménologique déplace la notion de révélation. Dans le visage se révèle la sainteté de la personne, avec la justice absolue qui lui est due ; dans la sainte écriture, la responsabilité suprême de chacun vis-à-vis de l’autre. L’homme en perte d’identité se découvre orienté par un souffle de transcendance, non vers une vérité absolue, mais vers un Dieu absent qui s’est retiré dans son incognito.

Levinas. Phenomenology and Judaism

The Jewish tradition impregnates the philosophical discourse of Levinas to such an extent that one suspects it to be a theology of transcendence in disguise. The ambiguity is only apparent. His Judaism is a unique voice of a new beginning. In his Talmudic youth in Vilna, Levinas was at a school with such a high idea of the excessive greatness of God that it escapes our representations and discourages philosophy to be its interpreter. When he arrived in France he gave himself up to the wonder of phenomenology. From it he learned that the spirit is nothing other than liaison to the outside, interchange with the world, and openness to the other. The world is fundamentally based on the empirical experience of man’s encounter, not directly on relation to God. But reason, in the exploration of its own domain, finite existence, meets its limits – death, the visage of the other– where a demanding alterity arises. This latter refuses reductions and monopolizations whose object is divine transcendence, even in revealed religions, and denounces violence inflicted on men in the name of the divine. Thus transformed by listening to the limitless, phenomenological reason displaces the notion of revelation. In the visage is revealed the holiness of the person, with the absolute justice that is due him ; in Holy Scripture we find the supreme responsibility of each one toward the other. Man, in losing his identity, finds himself oriented by a breath of transcendence, not towards an absolute truth, but towards an absent God who has drawn back into its incognito.

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